Le réemploi, une pratique millénaire réactivée par l’urgence climatique


Pour atteindre les seuils de la réglementation environnementale et décrocher des labels bas carbone, maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre doivent jouer sur tous les leviers, à commencer par le réemploi des matériaux. Noé Basch, cofondateur de Mobius réemploi, s’est intéressé très tôt à la question, le jour où il a compris qu’en se concentrant sur l’énergie d’usage du bâtiment, on ne traitait que la moitié du problème. Il a créé Mobius pour réinventer les pratiques de démolition, réhabilitation et construction. Grâce à lui, portes, lavabos, retrouvent une nouvelle vie. Une pratique qui a existé pendant des millénaires chez les bâtisseurs des villes avant que l’ère industrielle modifie la donne. Échangeons avec lui sur le sujet…

 

Centre Pompidou | Photo : Moreau Kusunoki en association avec Frida Escobedo Studio

Rencontre exclusive avec Noé Basch, Cofondateur de Mobius Réemploi

Comment avez-vous été amené à vous intéresser au réemploi ?

J’ai débuté ma carrière en œuvrant dans le domaine de l’ingénierie environnementale. Mon travail consistait à réduire les impacts environnementaux des projets de construction. J’ai pris conscience à cette occasion qu’en se concentrant sur l’énergie d’usage, on occultait la moitié du problème.

Si l’on analyse le bilan carbone d’un bâtiment sur cinquante ans, on s’aperçoit que la moitié des émissions découle de l’usage du bâtiment (chauffage, climatisation, éclairage, etc.) et l’autre moitié de sa construction elle-même, c’est-à-dire de l’énergie consommée pour extraire, fabriquer, transporter, assembler les matériaux. C’est ainsi que j’ai commencé à m’intéresser à cette autre cause du poids carbone, et que de fil en aiguille, je me suis penché sur la question du réemploi des matériaux.

 

ZAC Ivry Confluence | Photo : Les 4 vents

 

Qu’est-ce qui fait du réemploi des matériaux de construction une question majeure ?

Le secteur de la construction et des travaux publics représente 70% de la production annuelle de déchets en France. Autant de matériaux gaspillés qui sont souvent pourtant encore en état d’usage, et qui de surcroît, sont très coûteux à éliminer. Parallèlement, ce même secteur est à l’origine de 20% des émissions de gaz à effet de serre. Si l’on veut réduire les émissions de GES, la construction est donc un levier important.

Vous parlez exclusivement de réemploi, et non de recyclage des matériaux. Quelle distinction existe-t-il entre les deux termes ?

L’exemple que je prends souvent est celui de la porte. Si on la démonte et qu’elle redevient une porte dans un autre lieu, c’est du réemploi. C’est la mission de Mobius Réemploi. Si elle devient une table, on parle de « réutilisation ». Si on la déchiquète pour la valoriser en bois aggloméré, il s’agit de « recyclage » ou valorisation matière. Si on l’incinère pour effectuer de la récupération de chaleur on parlera de valorisation énergétique. Si cette porte est “bêtement” jetée dans une décharge, on parlera alors d’enfouissement. 

 

Les Grands Voisins | Photo : Sergio Grazia

 

Quel est votre champ d’intervention ?

Nous menons une double activité de conseil en réemploi, mais aussi d’industrie. C’est-à-dire que nous ne nous contentons pas de donner des conseils, nous reconditionnons aussi dans notre usine des matériaux pour alimenter les chantiers de construction. Cette double casquette répond au souhait que nous avions, dès le départ, de proposer des solutions très concrètes et de faire avancer la question du réemploi sur tous les fronts.

Pourriez-vous décrire le type d’interventions que vous réalisez ?

Nous intervenons à différents moments clefs de la construction, notamment lors des démolitions ou des reconstructions et réhabilitations. À chaque fois nous aidons les maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre à construire et déconstruire autrement, en économisant les matériaux et les déchets, grâce au réemploi et à l’intégration de matériaux existants dans les constructions neuves ou réhabilitées. Depuis le 1er juillet 2023, les opérateurs de démolition de plus de 1 000 m2 sont tenus de réaliser un diagnostic PEMD (produits équipements, matériaux et déchets). C’est donc l’une de nos modalités d’intervention. Nous avons réalisé par exemple des diagnostics PEMD pour la ZAC Ivry Confluence, pour la transformation des Grands Voisins, sur le lieu de l’ancien hôpital Saint-Vincent de Paul ou encore la réhabilitation du Centre Pompidou. À chaque fois, nous quantifions et qualifions les déchets et ressources, nous dressons l’inventaire des matériaux ayant un potentiel de réemploi et préconisons des solutions de dépose et conditionnement.

 

Saint-Vincent-de-Paul | Photo : Mairie 14

 

Quels matériaux peuvent être réemployés ?

En forçant le trait, tout peut être réemployé ! Si l’on prend l’exemple des Grands Voisins, par exemple, 425 radiateurs en fonte ont pu être réutilisés, ainsi que 120 vasques et 376 ouvrants de fenêtre. Ou dans le cas de la ZAC Ivry Confluence, 1 000 m2 de briques, 2 000 m2 de tuiles, 2 000 m2 de pavés, 200 ml de charpente… Le tout – c’est l’autre aspect de notre mission- est d’identifier comment ces matériaux peuvent être réemployés. Sur place, dans le cadre d’une opération de réhabilitation, ou sur d’autres chantiers ? Ou encore par le biais d’un don ou d’une revente ? Nous organisons notamment des journées de dépose collaborative : les matériaux sont donnés à des artisans et associations qui effectuent eux-mêmes la dépose. Ces opérations sont profitables à tous : l’entreprise de curage-démolition produit moins de déchets, les artisans économisent des matériaux, etc.

Quels sont les freins au développement de ces pratiques ?

Essentiellement le coût. Dans le cas des démolitions, cela ne revient pas plus cher de réemployer les matériaux, car le maître d’ouvrage génère moins de déchets, remplit moins de bennes, ce qui coûte cher. En revanche, le recours aux matériaux réemployés dans les constructions neuves ou réhabilitations génère un surcoût, car il faut les transporter, reconditionner, etc. Le réemploi, c’est de l’emploi ! C’est un autre modèle de société, à l’évidence plus vertueux, mais il prendra du temps à s’imposer.

Le réemploi est donc plus pertinent, dans un premier temps, pour les matériaux à forte valeur ajoutée ?

Exactement. C’est même pour cette raison que nous avons débuté notre production propre de matériaux réemployés avec les faux planchers, ces éléments utilisés exclusivement dans les immeubles de bureaux pour revêtir les dalles où se cachent tous les câbles et réseaux. Les faux planchers « cochent » toutes les cases : ils coûtent chers, sont facilement démontables et réutilisables (il suffit de retirer les traces de colle et de moquette), et ils sont fortement carbonés. 100 % de faux plancher réemployé sur un chantier réduit de 5 % le bilan carbone d’une construction neuve et à peu près 10 % pour une réhabilitation. C’est un produit très intéressant pour améliorer le bilan environnemental d’une opération.

 

Êtes-vous pessimiste, ou optimiste sur l’avenir du réemploi ?

Ni l’un, ni l’autre, nous faisons notre part et tentons à notre échelle d’entraîner les autres acteurs, maîtres d’ouvrage, maîtres d’œuvre, urbanistes, architectes, etc.

Il y a des freins, certes, mais les différents acteurs sont aujourd’hui obligés de s’intéresser au réemploi pour atteindre les seuils de la réglementation environnementale et les labels bas carbone. Ils renouent ainsi avec l’histoire de l’architecture et de la construction. Dans l’histoire, les artisans ont toujours réemployé les pierres des églises, des châteaux, pour construire des maisons. Si les pyramides se sont altérées au fil des siècles, ce n’est pas du fait de l’érosion, du vent, etc. C’est parce que les artisans en ont extrait des pierres pour construire le Caire !

 

Centre Pompidou
Photo : Moreau Kusunoki en association
avec Frida Escobedo Studio

 

 

MINIBIO

Noé Basch a une double formation d’ingénieur en génie climatique et énergétique et de licencié en architecture au sein de l’institut national des sciences appliquées de Strasbourg. Après avoir travaillé en bureau d’études environnement ainsi qu’en agence d’architecture, il fonde le bureau d’étude lab ingénierie d’étude, spécialisé en ingénierie environnementale et bas carbone. Il accompagne des architectes, ingénieurs, maîtres d’ouvrage et constructeurs dans la conception et la réalisation de bâtiments économes en énergie, confortables, à faible impact du point de vue des ressources et de l’empreinte carbone. Réalisant des études d’analyse du cycle de vie des constructions, il prend conscience du rôle des matériaux dans les émissions de GES et cofonde en 2017 avec Aurélien Furet, ancien directeur travaux et fondateur du Réseau Francilien du Réemploi, Mobius Réemploi, qui œuvre pour le réemploi des matériaux de construction, en tant que conseil et reconditionnement.