La chronotopie va dans le sens d’une ville dense, intense et humaine


Des bureaux transformés en logements, des écoles qui s’ouvrent aux habitants le week-end pour qu’ils puissent s’aérer et bénéficier l’été d’un oasis de verdure, des gares ou hôtels qui proposent des espaces de co-working. Les lieux sont de moins en moins affectés à un usage unique et changent de fonction au fil des jours, des heures ou des années. Une révolution architecturale et urbanistique liée à la prise de conscience que « l’humanité va droit dans le mur », si elle continue à bétonner, épuiser les matières premières et accroître l’étalement urbain, comme l’explique Carlos Moreno, chantre de la ville du quart d’heure.

 

 

 

On entend de plus en plus parler de chronotopie de la part des architectes et urbanistes. Que recouvre cette notion ?

L’expression vient de deux mots grecs : le temps (chronos) et le lieu (topos). Ce terme désigne toutes les approches qui consistent à faire évoluer un lieu en fonction des différents moments de la journée, semaine ou année. Un même bâtiment va accueillir une multiplicité d’usages à travers le temps. Les exemples sont nombreux. On peut citer les cours d’école ouvertes aux habitants du quartier, les gymnases mis à la disposition des start-ups, les médiathèques qui incorporent des fab labs, les hôtels qui s’offrent au coworking et on a de plus en plus des exemples très concrets de ces changements.

 

Quand cette notion est-elle apparue ?

Elle nous vient à l’origine de la littérature… Mikhaïl Bakhtine, philologue russe né en 1895 en est le précurseur. Il s’intéresse aux questions de l’articulation de l’espace et du temps dans la littérature et crée le terme de « chronotope ». Il faut attendre les années 80 pour que les urbanistes et architectes s’emparent véritablement de ces notions. André Barey, Maurice Culot et Philippe Lefèbvre publient notamment dans ces années la déclaration de Bruxelles, qui défend une vision humaniste de l’urbanisme européen. Ils s’opposent au zonage monofonctionnel issu de la charte d’Athènes (1933) et du modernisme de Le Corbusier : le découpage des villes en zones indépendantes affectées exclusivement à une fonction, le logement, le travail, les loisirs et les infrastructures de transport. Cette approche avait influencé tous les projets d’urbanisme de l’après-guerre : la création de « villes dortoirs », les quartiers d’affaires monofonctionnels comme la Défense dans les années 60, etc. Un modèle qui consacre le triomphe de la voiture individuelle pour passer d’une zone à une autre. Les villes se façonnent par le béton et le pétrole et la voiture est synonyme de liberté. Elles se dénaturent, aussi. Parmi tant d’autres villes, Prague l’une des plus belles villes du monde, elle a été « éventrée » à la place Wenceslas par une autoroute.

 

 

 

Pourquoi cette remise en cause actuelle du modernisme ?

Depuis le protocole de Kyoto, notamment, en 1997, l’humanité prend conscience du fait qu’elle va droit dans le mur, que l’on ne peut plus bâtir les villes autour des énergies fossiles. La Covid-19 joue également le rôle d’onde de choc. On prend conscience des conséquences de la dégradation de notre qualité de vie : nous vivons dans l’accélération permanente, dans un temps linéaire harassant, qui vide inexorablement son sablier. Dans une ville « zonée » et monofonctionnelle, les individus passent une grande partie de leur journée à se déplacer. La segmentation urbaine se traduit par le vol du temps utile, notre bien le plus précieux. La grande question devient la suivante : dans quelle ville voulons-nous vivre aujourd’hui ?

 

Vous proposez un autre modèle, celui de la ville du quart d’heure. À quoi correspond-il ?

C’est l’inverse du zonage : une ville où, en moins de quart d’heure (ou pour les zones moins denses, en une demi-heure), chaque habitant peut accéder à six besoins essentiels de la vie : se loger, travailler, s’approvisionner, se soigner, s’éduquer, s’épanouir. C’est une ville polycentrique, caractérisée par des lieux polymorphes qui renoue avec l’hyper proximité, l’accessibilité pour tous et à tout moment.

 

 

« La chronotopie est une approche humaniste des villes, qui s’oppose à la vision fonctionnelle des modernistes : on dort à un endroit, travaille à un autre, on réalise ses achats ou se distrait encore à un autre. »

 

 

Quels sont les avantages de ce modèle ?

Les habitants y gagnent sur trois tableaux : l’écologie, la qualité de vie, la mixité sociale. Le dérèglement climatique est tel que décarboner les mobilités ne suffira pas. Il faut changer nos modes de vie et notamment réduire nos déplacements. Les gains en qualité de vie sont évidents. L’hyper proximité permet aux habitants de gagner du temps utile, comme je l’ai évoqué, mais aussi de bénéficier d’une ville vibrante, intense, caractérisée par une multiplicité d’usages, comme l’a montré Jane Jacobs dès les années 60-70. Elle est une militante qui a contribué à faire échouer le projet de destruction des quartiers populaires de New York, et qui a inspiré mes réflexions sur la ville du quart d’heure.

 

Vous parliez aussi de mixité sociale ? En quoi la ville du quart d’heure la favorise-t-elle ?

Dans des villes « zonées », les habitants ne se mélangent pas. Dans les villes de l’hyper proximité, les occasions de rencontres, de brassage sont démultipliées. À fortiori quand les bâtiments s’ouvrent à une mixité d’usages à travers le temps (le volet « chronotopie » est intimement lié au modèle des villes du quart d’heure). La multifonctionnalité des lieux favorise la mixité des publics qui se croisent. Les logements sont aussi source de mixité sociale avec plus des catégories sociales pour partager les lieux d’habitation.

 

C’est notamment le pari qu’a fait le nouveau conservatoire de Pantin, ouvert à la rentrée 2022, qui réunit en un seul lieu piscine et conservatoire, pour favoriser le mélange des deux publics, a priori différents ?

Exactement. Notons que l’hyper proximité des villes du quart d’heure développe aussi la solidarité, l’entraide. Elle permet aux plus fragiles de bénéficier du soutien de leur voisinage, tout simplement parce que les habitants connaissent mieux leurs voisins, investissent davantage leur quartier.

 

 

« La ville du quart d’heure, c’est des lieux de vie partout, un lieu pour plusieurs usages et pour chaque usage, de nouveaux possibles pour tous. »

 

 

Pourriez-vous nous citer des bâtiments emblématiques inspirés de la chronotopie ?

Ils sont nombreux, rien qu’à Paris. On peut citer par exemple « l’immeuble-quartier » de la Félicité à Sully Morland, qui concentre en un même lieu une auberge de jeunesse et un hôtel, des restaurants, bars, équipements sportifs et lieux de détente. Ou dans une autre finalité, l’urbanisme transitoire de la Caserne, boulevard Exelmans, qui, en attendant la reconstruction, se consacre à l’hébergement d’urgence et favorise la mixité des publics en proposant des activités culturelles, économiques, écologiques et de la restauration, le nouveau quartier Clichy Batignolles, très exemplaire portant ces concepts et le traduisant dans une réalité sur 53 hectares.

 

Quel est l’impact aujourd’hui du modèle de la ville du quart d’heure sur les grandes métropoles ?

La ville du quart d’heure inspire aujourd’hui un grand nombre de métropoles : Paris, Nantes, Mulhouse, Copenhague (la « five minutes city »), Rome, Milan, Valencia, Utrecht, Melbourne, Ottawa (« 20 minutes City »), Buenos Aires, Busan etc. On la retrouve sur les cinq continents ! Le réseau mondial des métropoles pour le climat, le C40 l’a adopté depuis la pandémie et son engagement est très fort.

 

Minibio

Scientifique franco-colombien, professeur associé à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne-IAE Paris, Carlos Moreno est mondialement connu comme inventeur du concept de la ville du quart d’heure et est un spécialiste des villes et territoires. Arrivé en France à vingt ans, il commence sa carrière universitaire en 1983, comme enseignant-chercheur à l’IUT de Cachan/ Université Paris Sud. Il est aujourd’hui directeur scientifique et co-fondateur de la chaire eTI (Entrepreneuriat Territoire Innovation) à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne/ IAE Sorbonne Business School. Dès 2006, il commence à travailler sur le concept de ville numérique et durable qui  devient en 2016 le concept de la proximité heureuse avec la ville du 1/4 d’heure et le territoire de la 1/2 heure. Il est chevalier de l’ordre de la Légion d’honneur depuis 2010, a reçu la médaille Prospective 2019 de l’Académie d’architecture, est lauréat de l’Obel Award 2021 et a remporté le Leadership Award à l’occasion des World Smart Cities Award en 2021. Le concept de la ville du 1/4 d’heure a reçu en 2022 le « Parchemin d’honneur », la plus haute récompense dans l’urbanisme de UN – Habitat.